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1 · Héritage et numérisation

1,1 · Impartialité du filet


« L'appareil [-photo] était une sorte de filet et ce qu'il attrapait avait quelquechose à voir avec ce qui était vrai, ou la vérité dans un excès de preuves.
Le filet est impartial sauf si tu l'orientes, puis que tu es chanceux. Je pourrais avoir ce que j'espérais et plus - beaucoup plus - que ce dont je pourrais me rappeler la présence. Je voulais seulement Oncle Vern debout à côté de sa nouvelle voiture (une Hudson) par une claire journée. Je l'ai eu, lui, et sa voiture. J'ai eu aussi un peu de la lessive de Tante Mary et Beau Jack, le chien, en train de pisser sur une clôture, et une rangée de pots de bégonias sur la véranda et soixante-huit arbres et un million de cailloux dans l'allée et d'autres choses encore. C'est un médium généreux, la photographie. »
Lee Friedlander, extrait de "An excess of fact", in The Desert Seen (1996).

En somme, pour Friedlander l'adolescent, prendre une photo ça revenait à se donner un sujet, le cadrer au plus près, l'enregistrer. D'un point de vue strictement matériel il cherchait à capter et enregistrer sur un plan, dans une configuration spatiale inchangée, les rayons lumineux appartenant au domaine du visible, qui émanaient du sujet. Et ceci avec un seuil de sensibilité choisi, un temps limité, une résolution déterminée. Ce qui peut expliquer qu'à chaque prise, au lieu de ne récolter que son sujet, il moissonnait le champ visuel entier.
Ainsi l'appareil-photo capte sans discrimination de contenu tous les influx s'introduisant dans l'objectif, et susceptibles, par leur nature lumineuse, d'être détectés. C'est ce que Friedlander nomme « l'impartialité du filet ».

une dimension scientifique ontologique
Le principe de « l'impartialité du filet » souligne notamment la dimension scientifique ontologique de la photographie. L'appareil s'apparente ainsi à un instrument d'observation, de mesure, tel le microscope par exemple. Le phénomène qu'il permet d'étudier, c'est celui de la diffusion de la lumière, ce rayonnement électromagnétique qui appartient au domaine du visible. Le protocole dans lequel il est mis en oeuvre, c'est celui qui consiste à exposer à cette lumière des particules photo-sensibles, les grains d'argent. Pour simplifier on peut dire que celles-ci réagissent plus ou moins fort aux stimuli lumineux, et se foncent proportionnellement. C'est justement dans cette évaluation de l'intensité et de la longueur d'onde que réside une grande part de la mesure effectuée par l'instrument appareil-photo. Dans l'espace, l'appareil-photo expose un filet constitué de ces particules photo-sensibles disposées de manière très homogène : le film argentique, autrement appelé pellicule. Ce dispositif permet d'évaluer simultanément une grande quantité de rayonnements lumineux. Une trace homogènement distribuée est enregistrée à la surface du fameux filet. En outre l'un des usages de la photographie est tout-à-fait comptable du réel, dès son invention : en enregistrant l'image de la chambre noire, les scientifiques du XIXème siècle peuvent comparer les relevés astronomiques sur de longues périodes et vérifier leurs ‘comptes’ stellaires.

Ainsi la photographie n'a-t-elle pas vocation à produire une représentation synthétique, qui transiterait par la pensée, directement liée à un geste maîtrisé dans ses moindres détails, tel que la peinture le permet par exemple. Les choix du photographe se limitent au cadre et aux réglages de temps d'exposition, de quantité de lumière acceptée (diaphragme), de seuil de luminosité (ASA) et de mise au point. Impossible par exemple d'ajouter ou retirer des éléments du champ au moment de la prise de vue, sauf à intervenir sur la scène photographiée elle-même.
Ainsi les quelques gestes de la prise de vue, en particulier la définition du cadre, portent un rôle exacerbé, un peu à la manière des quelques mots du haïku.

“ une saleté dégoûtante ”
Enfin viennent avec la science les notions de bruit de mesure et signal utile qui, lorsque plongées dans le contexte de la photographie, peuvent pousser à modérer l'importance de la dimension scientifique associée à cette dernière. Ces expressions à consonance morale sont utilisées dans le cadre de mesures, d'observations dont l'objet d'étude doit être le plus pur possible, afin de pouvoir en extraire des lois universelles, si chères aux physiciens notamment. Un aparté intitulé “Une saleté dégoûtante” accessible dans la boîte blanche ci-contre traite de ces notions plus en détail.

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