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0 · Introduction


Steina et Woody Vasulka s'emploient depuis les années 60 à faire émerger dans la vidéo ce qui fait d'elle un médium d'expression plastique à part entière, émancipé de son lointain ancêtre la camera obscura, et indépendant de son cousin cinématographique. Ou encore dégagé de sa position a priori intermédiaire entre le cinéma et la toute récente image numérique. Leurs pistes de réflexion se rapportent à la plasticité de l'image vidéo, mais aussi à son intégration dans un éco-système approprié, qui en propose des usages spécifiques. Woody a par exemple noté que l'image vidéo ne se circoncrit pas à un cadre, comme dans le cinéma, mais dispose d'un comportement propre, indépendant. Et en contrôlant l'image vidéo avec son violon, Steina, elle, a souligné la qualité hautement interactive du médium et le caractère optionnel de son enregistrement, sa mise en mémoire.

Je retrouve là une démarche familière. En effet, en détournant la technologie vidéo de son usage préétabli, en révélant sa richesse inexploitée, ses potentiels de production de forme, les Vasulka réalisent un travail de recherche en usages et formes proche de celui que je souhaite mener. Décomposer des processus médiatiques, des outils de création, les réorganiser, les façonner, faire des erreurs et en apprécier les qualités, voilà en quelques mots les contours du métier que je veux exercer.

un nouveau paradigme
Aujourd'hui un nouveau paradigme technologique s'impose dans l'univers de la création d'images : les machines numériques emportent tout sur leur passage. En particulier dans le domaine de la captation du réel. Ainsi l'appareil-photo argentique est-il largement remplacé par l'appareil-photo numérique. Il est admis que le dernier doit reprendre les fondamentaux du premier, même si bien entendu des modifications interviennent dans l'usage, telles que la possibilité de visionner la prise de vue instantanément ou encore la remise aux oubliettes des fragiles négatifs et ennuyeuses bouteilles de développement. Le concept primitif de prise de vue n'est d'ailleurs manifestement pas ébranlé par le nouvel appareil : le photographe se retrouve face à une scène visuelle, il règle diaphragme, temps d'exposition, mise au point, et l'image obtenue est sensiblement comparable. Jusque dans les proportions : on obtient avec un réflex numérique un point de vue sur cette scène au format 3/2, absolument mimétique du négatif argentique. Quant aux différences dûes au plus grand raffinement supposé de la pellicule face au capteur numérique, argument défendu par les aficionados de l'argentique, elles s'estompent de jour en jour avec les avancées en matière de résolution et de sensibilité du capteur. Naturellement on peut encore objecter que le moment de la révélation du tirage en chambre noire est également évincé, mais il est tout aussi possible, autour du cliché numérique, de créer un rituel silencieux, méditatif, et tout simplement un fond noir pour apprécier au mieux une image que l'on vient de passer sur l'ordinateur. Et même s'il a perdu un peu de son lustre parce que si facilement jetable, on cherche tout de même souvent à le protéger, pour qu'il puisse remplir sa fonction de souvenir.

À une échelle plus générale, on assiste cependant à une révolution dans l'usage de la photographie elle-même, située en amont du choix du dispositif de captation photographique. Par exemple avec l'intégration de capteurs dans les téléphones portables, toujours à portée de main, le moment de la photographie n'est plus lié à un temps ou un espace exclusifs. Et incidemment la qualité des clichés baisse, parce que ce nouvel usage de la photographie n'implique pas de conserver des images d'une résolution extraordinaire. Il en va de même avec de nombreux ‘compacts’, qui mêlent d'ailleurs photo et vidéo, et dont la vocation est plus proche du bloc-note visuel que de l'appareil-photo au sens traditionnel. On ne devrait d'ailleurs pas parler d'appareil-photo au sens commun, notamment en ce qui concerne le capteur greffé au téléphone, et la même question peut se poser pour certains compacts multi-fonctions, l'usage en étant très nettement éloigné.

Pour autant les concepts fondamentaux de la pellicule argentique semblent résister tout aussi bien dans le téléphone portable que dans le réflex numérique. Le cadre, la représentation borgne du réel, la planéité même du capteur, pour n'en citer que quelques-uns. La « dictature de l'effet trou d'épingle » s'étend désormais jusqu'au capteur numérique, quelque soit l'appareil dans lequel il est installé.

“ le nouveau télescope ”
C'est justement là que je veux en venir. Je suis convaincu que ces constantes ontologiques de l'argentique ne doivent pas nécessairement s'appliquer au dispositif numérique, afin de produire les images les plus conformes possibles aux standards photographiques traditionnels. Et qu'à l'instar de ce que les Vasulka ont soutenu pour la vidéo vis-à-vis du cinéma, il faut révéler ce qui fait de la photographie numérique un médium à part entière, lui construire une indépendance, une maturité adossée à des potentiels de formes exclusives. Définir les contours de son « modèle interne de génération d'image ». En particulier l'intégration de l'appareil-photo dans l'éco-système de l'ordinateur devrait permettre de proposer ces nouvelles formes, libérées des représentations traditionnelles du réel : par exemple analytiques, aléatoires, pondérées par de nouvelles données. Virilio dit ainsi de l'ordinateur :
« L'ordinateur c'est le nouveau télescope... L'ordinateur amènera une nouvelle vision. » Paul Virilio
L'ancien télescope, c'est la lunette de Galilée qui a provoqué un chamboulement idéologique considérable au 17ème siècle. L'Église enseignait alors la doctrine aristotélicienne, et soutenait ainsi que tous les astres de la voute céleste tournaient autour de la Terre. En orientant sa lunette vers les astres, geste qui lui a révélé l'existence des lunes de Jupiter, Galilée a pu remettre en doute de façon tangible cette conception du monde. L'influence de l'ordinateur sur notre perception du monde aujourd'hui est déjà largement commentée. Il en est de même en ce qui concerne les usages de type bloc-note des capteurs photo-numériques cités ci-dessus. Mais quid du couple ordinateur-capteur ? N'est-ce pas là une nouvelle lunette en gestation ? Quelles sont ses lunes de Jupiter ?

disséquer le processus pour trouver des alternatives
Ainsi, au fil des lignes suivantes, je vais m'attacher à disséquer le processus de captation photographique numérique, et en particulier le rapport charnel que le capteur photo-numérique entretient avec l'ordinateur graphique. Et même à pervertir le fonctionnement conventionnel de ce couple. Ceci afin d'arriver à révéler l'existence de processus implicites et exclusifs au couple, résolument dignes d'un médium avéré, mais cachés par l'usage convenu de l'appareil-photo numérique et de l'ordinateur, et surtout par leurs produits : les photographies elles-mêmes. En somme, appliquer le principe de McLuhan dans l'analyse d'un médium, qui rappelle que ce sont les processus ontologiques du médium qui le distinguent des autres, et pas sa production (voir “Le sens de ‘The medium is the message’” dans la boîte blanche ci-contre). Afin également de trouver des alternatives plastiques à la représentation classique, figurative du réel issue du médium.

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